Sure - Canadian Substance Use Resource and Knowledge Exchange Centre

Publié : 1 septembre 2021

Par: Chuka Ejeckam

Résumé : Les politiques antidrogues et la santé publique sont fondamentalement liées, car d’une part les premières ont des répercussions directes et indirectes sur la seconde, et d’autre part, les travailleurs et les institutions de la santé publique ont fréquemment pour tâche d’administrer certains aspects des politiques antidrogues et de leur application. La prohibition des drogues porte atteinte à la santé publique de plusieurs façons prévisibles et systémiques en plus de limiter la capacité des travailleurs de la santé de servir au mieux leurs patients, leurs usagers et les membres de leurs communautés, et de créer des incitations économiques pernicieuses dans les soins de santé et les secteurs connexes. Seule une réforme radicale des politiques antidrogues peut protéger la santé publique des préjudices de la prohibition.


Depuis quelques années, le discours au sujet des politiques antidrogues évolue vers la reconnaissance des torts causés par la prohibition des drogues. Des années de plaidoyer et de militantisme par les personnes qui font usage de drogue ont mis cette conversation en avant, tandis que la crise des drogues toxiques qui sévit depuis plusieurs années a rendu indéniables les conséquences graves de la prohibition des drogues.

Les milliers de vies fauchées par cette crise d’empoisonnement massif causée par les politiques publiques sont l’illustration de l’une des associations de base entre les politiques antidrogues et la santé publique. La prohibition des drogues exclut la possibilité de créer un approvisionnement garanti en drogues non toxiques pour les consommateurs – un approvisionnement dans lequel des doses précises et exactes peuvent être puisées, ce qui réduirait de façon radicale l’incidence des méfaits et des décès liés aux impuretés ou au dosage. Les lois qui s’appliquent à la vente d’alcool montrent l’importance d’un approvisionnement en drogues sûr. Imaginez si aucune boisson alcoolisée mise en vente n’indiquait le type ou la quantité d’alcool qu’elle contient. Imaginez que ce soit le cas à la fois pour les différents types de boissons et pour les personnes qui les servent.

Si l’alcool continuait d’être consommé autant qu’il l’est aujourd’hui, on pourrait raisonnablement estimer que les cas d’intoxication alcoolique augmenteraient de façon spectaculaire dans les circonstances. Vu les effets de l’alcool sur les inhibitions et sur la prise de décisions quand les facultés sont affaiblies, on peut aussi raisonnablement estimer qu’il y aurait des augmentations d’autres types de méfaits liés à l’alcool, tant chez les gens qui sous-estiment leur niveau de sobriété après avoir consommé des boissons dont ils ignorent la teneur en alcool que chez ceux qui prennent, sous l’emprise de l’alcool, des décisions qu’ils n’auraient pas prises à jeun. Il pourrait par exemple y avoir des augmentations des actes de violence interpersonnelle ou des accidents de la route liés à l’alcool.

En plus de ses répercussions sur l’approvisionnement sûr, la prohibition des drogues et son application sont liés de plusieurs autres façons à la santé publique. Premièrement, la prohibition des drogues a été le catalyseur de la militarisation des forces policières. En 1990, le 101e Congrès américain promulguait la National Defense Authorization Act (NDAA) pour les exercices 1990 et 1991. Votée en 2001, cette loi incluait une disposition, à l’article 1208, autorisant le transfert du matériel militaire excédentaire, dont les armes de petit calibre et les munitions, aux forces de l’ordre fédérales et étatiques – mais seulement explicitement pour être utilisées dans le cadre des « activités de lutte contre la drogue ». Cette mesure n’a pas seulement introduit du matériel militaire et des armements dans l’application de la prohibition des drogues : elle a aussi motivé les organismes d’application de la loi à élargir leurs activités de prohibition des drogues et à classer une plus grande part de leurs activités générales dans cette rubrique, afin d’augmenter à la fois la quantité de matériel militaire à laquelle ils ont accès et le nombre d’activités pour lesquelles ils ont l’autorisation légale d’utiliser ledit matériel. Dans la NDAA de 1996, l’article 1208 a été remplacé par l’article 1033, mais la disposition en tant que telle est restée inchangée. Qui plus est, les renseignements sur les approvisionnements obtenus en vertu du Programme 1033 ne sont pas accessibles au public.

Dans l’immédiat, l’application musclée de la prohibition des drogues menace, et souvent viole, la santé, le bien-être et l’intégrité physique des personnes qui font usage de drogue. Ce type de maintien de l’ordre déborde aussi inévitablement sur d’autres activités d’application des lois. Il y a eu à l’été 2020 des soulèvements internationaux contre la brutalité policière auxquels les forces policières américaines ont répondu par un surcroît de brutalité. Dans au moins 100 villes des États-Unis, ces forces ont déployé des gaz lacrymogènes contre les manifestants – les gaz lacrymogènes étant des munitions dont l’utilisation est interdite en temps de guerre. Au moins une personne, une femme de 22 ans du nom de Sarah Grossman, est morte après avoir été arrosée de gaz lacrymogène par la police.

Il y a aussi l’incarcération en tant que telle, qui a des effets désastreux sur la santé des personnes incarcérées. L’accès au dépistage, aux traitements préventifs, aux médicaments sur ordonnance dont les gens ont besoin, au soutien nutritionnel et à bien d’autres services de santé essentiels est inexistant. L’incarcération a aussi des effets incroyablement nocifs sur la santé mentale. Les soins de santé sexuelle des femmes sont négligés, et la contraception et les produits d’hygiène féminine ne sont pas facilement accessibles. C’est un aspect qu’il faut souligner, car les infractions en matière de drogue sont la cause d’un nombre important d’incarcérations de femmes. Les personnes enceintes durant leur incarcération reçoivent encore moins les soins de santé nécessaires; des femmes incarcérées ont même été forcées d’accoucher menottes aux poignets. Par ailleurs, l’état des soins de santé aux personnes transgenres et de diverses identités de genre en milieu carcéral représente une violation flagrante des droits humains. Ces personnes se voient souvent refuser les soins affirmatifs du genre auxquels elles ont droit et sont fréquemment la cible de harcèlement et de mauvais traitements lorsqu’elles sont incarcérées.

Les conditions dans les établissements correctionnels alimentent d’autres crises de santé publique. Durant la pandémie de COVID-19, les établissements correctionnels ont été d’importants sites de transmission, et la santé et le bien-être des personnes emprisonnées à l’intérieur ont été d’autant plus menacés. Selon une étude commandée par le gouvernement fédéral canadien, les prisons sont vulnérables à la transmission « généralisée » de la forme « sévère » du SRAS-CoV-2, et 64 % des 50 établissements étudiés ont déclaré des taux de dépistage inférieurs à ceux dans la population générale; 12 % ont déclaré n’avoir effectué aucun dépistage. 

La violence liée au marché non réglementé de la drogue est un autre produit direct de la prohibition des drogues. Le commerce de drogue est bien cela, un commerce; en examinant systématiquement cette violence, on s’aperçoit qu’elle est le produit inévitable de tout commerce illicite à grande échelle – un « effet externe du marché » en quelque sorte, pour employer une expression sans âme. Sur tout marché, les détaillants en concurrence ont parfois des différends, que ce soit au sujet de pratiques commerciales fautives ou simplement d’une concurrence agressive. Dans le commerce légal, de tels différends sont réglés par les tribunaux. Bien entendu, dans le commerce illicite, il n’y a pas de règlement judiciaire possible, et la popularité – c.-à-d. la rentabilité – de l’usage de substances garantit que la concurrence du marché fera dégénérer tout différend en conflit ouvert. Ces conflits mettent en péril la santé et le bien-être de toutes les personnes directement impliquées dans ce commerce, ainsi que de leurs proches, des témoins et des passants.

Il y a aussi les limitations économiques associées au fait d’avoir un casier judiciaire pour une infraction liée à la drogue. N’importe quel type de casier judiciaire limite les possibilités d’obtenir un logement et un emploi. L’absence d’un revenu suffisant nuit nécessairement à la santé et au bien-être, et le revenu est fortement corrélé aux résultats cliniques. Les personnes vivant à des taux de revenu inférieurs connaissent des taux plus élevés de plusieurs types de cancers, de cardiopathie, d’AVC, de diabète et d’autres problèmes de santé. Les enfants sous le seuil de la pauvreté présentent des taux élevés de malnutrition, d’asthme, de mauvaise santé buccodentaire et de diabète de type 2 et connaissent des taux élevés de décès par blessures non intentionnelles.

De plus, vu la ségrégation effective de nombreux grands centres métropolitains, si les casiers judiciaires sont démesurément imposés aux membres d’un groupe social ou d’une zone en particulier, leurs impacts s’amplifient, ce qui en multiplie l’effet. 

Ce n’est pas seulement que la prohibition des drogues cause de nombreux préjudices à la santé publique. C’est aussi qu’elle empêche l’accès à des avancées dans le domaine des soins de santé qui pourraient grandement bénéficier à la santé publique. La recherche sur les applications du cannabis, de la MDMA, de la psilocybine et d’autres substances réglementées dans les soins médicaux et de réadaptation continue de progresser et donne des résultats prometteurs. Des soignants, par exemple, sont en train d’explorer les applications thérapeutiques de la MDMA pour les patients atteints d’état de stress post-traumatique, même les cas graves, et il a été constaté que la psilocybine a des applications pour le traitement de la dépression majeure.

Les réformes de la politique antidrogue proposées récemment par le gouvernement fédéral canadien reconnaissent certains de ces préjudices. L’abrogation des peines minimales obligatoires met effectivement en évidence les torts causés par l’incarcération, et les modestes mesures de décriminalisation actuellement discutées mettent en évidence le danger d’un approvisionnement en drogues non réglementé. Par contre, même un bref survol de l’ampleur des torts causés par la prohibition des drogues démontre vite que de telles réformes laisseraient en place une politique qui crée quand même des méfaits évitables.

Le lien entre la prohibition des drogues et le secteur officiel de la santé remonte à plus d’un siècle. Comme l’indique Mark Thornton dans The Economics of Prohibition, après la création de l’American Medical Association (en 1847) et de l’American Pharmaceutical Association (en 1852), les deux organismes ont appuyé la réglementation accrue des narcotiques pour ne pas nuire aux intérêts économiques de leurs membres. Thornton fait valoir que leurs activités de lobbyisme – qu’il qualifie de « recherche de rente » (rent-seeking) – ont contribué à l’avènement de la Harrison Narcotics Act de 1914, la première loi fédérale des États-Unis à restreindre la vente de drogues.

Plus près de nous, le secteur de la santé publique a été impliqué dans la séparation d’enfants de leurs mères faisant usage de drogue. En Colombie-Britannique, 40 % des mères qui font usage de drogue se font retirer leurs enfants. Selon une étude récente, le risque de surdose augmente de 55 % chez les mères forcées d’endurer cela, et tant la probabilité de séparation des enfants que le risque de surdose augmentent de façon fulgurante chez les femmes autochtones.

Le secteur de la santé publique de la Colombie-Britannique est aussi impliqué dans la contention, l’administration de médicaments, l’hospitalisation et l’isolement involontaires d’enfants jugés avoir des troubles de santé mentale ou d’usage de substances, conformément à la loi sur la santé mentale de la province. La représentante provinciale pour les enfants et les jeunes a déclaré que certains enfants ont été traumatisés par cette expérience.

Les travailleurs du secteur de la santé publique n’établissent pas, bien sûr, les politiques antidrogues. De plus, d’innombrables soignants et travailleurs de la santé s’opposent à la prohibition des drogues et aux préjudices qu’elle cause et en combattent les effets pernicieux, tant dans leur vie quotidienne que par un militantisme et un plaidoyer plus larges.

Mon intention ici est simplement de souligner que les gouvernements ont beau chercher à établir une distance rhétorique entre leur position à l’égard des politiques antidrogues et la guerre ouverte à la drogue telle qu’elle a été définie il y a quelques années à peine, leur adoption de la décriminalisation apparente et des « approches fondées sur les soins » peut quand même créer inutilement de la violence et des préjudices, parfois en employant les institutions de santé publique. Ce sera inévitablement le cas jusqu’à ce que les gouvernements adoptent des politiques antidrogues qui n’exigent pas la renonciation à l’intégrité physique – et qui n’opèrent pas aussi facilement un glissement vers les violations de la dignité et des droits de la personne.
 


Les points de vue exprimés dans le Blogue CRUS sont ceux des auteurs and ne sont pas nécessairement ceux de l’Association canadienne de santé publique. 

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