Sure - Canadian Substance Use Resource and Knowledge Exchange Centre

Publié : 2 novembre 2021

Par: Sandra McNeil


Après mon diplôme de maîtrise en service social, j’ai commencé mon premier emploi dans un organisme de proximité qui offrait des services de counseling aux personnes cherchant de l’aide pour des problèmes d’usage de substances et d’autres dépendances (p. ex. les jeux de hasard). Malgré l’évolution marquée de notre compréhension et de nos méthodes de traitement des troubles de santé mentale et de dépendance – comme les pratiques axées sur le rétablissement et les efforts pour réduire la stigmatisation –, selon mes observations non scientifiques, les personnes qui ont des problèmes d’usage de substances sont souvent pathologisées et font l’objet de discrimination et de manque de respect, parfois plus que celles qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale, semble-t-il. Cela m’a amenée à faire de la recherche sur la façon dont la stigmatisation de l’usage de substances est comprise et abordée, et à promouvoir sa reconceptualisation dans une optique de justice sociale (McNeil, 2021).

La conceptualisation de la stigmatisation de l’usage de substances a des conséquences pour la recherche, les politiques et les pratiques en santé publique. La stigmatisation a été largement étudiée, et la plupart des chercheurs citent les conceptualisations sociologiques de la stigmatisation d’Erving Goffman fondées sur son livre phare, Stigmate : Les usages sociaux des handicaps, paru en 1963. Sa description des personnes stigmatisées comme n’étant « pas tout à fait des hommes » (p. 3-5) pourrait avoir contribué à la construction de stéréotypes négatifs liés à la différence. Une analyse psychosociale des pensées, des sentiments et des comportements des gens en lien avec les stéréotypes, les préjugés et la discrimination a aussi servi à cerner différents types de stigmatisation, comme l’autostigmatisation/la stigmatisation intériorisée, la stigmatisation publique/sociale, la stigmatisation effective et la stigmatisation structurelle (Jones et Corrigan, 2014). Une grande partie de la recherche sur la stigmatisation de l’usage de substances tend à se concentrer sur la stigmatisation à l’échelle de l’individu, en négligeant souvent les grands facteurs socioculturels, économiques et politiques qui créent et qui perpétuent les inégalités sociales, bien que l’attention portée à la stigmatisation structurelle dans les domaines de la santé mentale et des dépendances augmente (Livingston, 2020). Par contre, les hypothèses sous-jacentes selon lesquelles la stigmatisation pourrait être un mécanisme utile pour prévenir les comportements nuisibles pour la santé (Bayer et Fairchild, 2015) sont particulièrement alarmantes.

D’après les études sur l’autostigmatisation, le blâme, la honte et le manque d’estime de soi sont souvent le lot des personnes ayant des problèmes d’usage de substances, ce qui interfère avec leur traitement et leur rétablissement (Da Silveira et al., 2018). Leur santé mentale et physique en souffre, ainsi que leur fonctionnement social et professionnel (Can et Tanriverdi, 2015). D’un point de vue sociétal, le grand public perçoit souvent les personnes ayant des problèmes d’usage de substances comme étant déficientes, irresponsables et paresseuses (au mieux) ou criminelles, violentes et dangereuses (au pire) (Nieweglowski et al., 2018). Ces opinions qui circulent dans la société imprègnent les esprits individuels et collectifs, perpétuant et renforçant les stéréotypes négatifs. Les interventions sur la stigmatisation (de soi ou par les autres) tendent à vouloir avant tout changer les attitudes, les convictions et les comportements individuels. Les personnes ayant des problèmes d’usage de substances sont encouragées à se faire soigner, à acquérir des habiletés d’adaptation pour gérer leur stigmatisation et à améliorer leur santé mentale et leur estime de soi (Lloyd, 2013). Les initiatives de lutte contre la stigmatisation sont conçues pour sensibiliser le public aux suppositions, au langage et aux pratiques qui stigmatisent. Les gens sont encouragés à s’élever contre la stigmatisation et à cultiver des relations positives avec la population touchée pour déboulonner les mythes. Malgré leur valeur, ces interprétations et approches de la stigmatisation de l’usage de substances n’abordent pas les facteurs structurels qui y contribuent.

Il y a stigmatisation structurelle quand les personnes ayant des problèmes d’usage de substances se voient refuser des possibilités d’emploi, d’instruction et de logement et sont sanctionnées par le système de justice pénale (Buchanan et Young, 2000; Radcliffe et Stevens, 2008). Selon plusieurs études, la stigmatisation structurelle est aussi perpétrée par les dispensateurs de soins et de services de santé (Bielenberg, 2018; Chang et al., 2016; Earnshaw et al., 2013). Ces études recommandent d’accroître le financement et les services pour que les déterminants sociaux de la santé soient pris au sérieux, d’élargir la décriminalisation et les politiques de réduction des méfaits, et de renforcer la sensibilisation et la formation des dispensateurs de services.

Je trouve intéressant cet accent individualisé sur la stigmatisation de l’usage de substances, surtout que les autres formes de stigmatisation liées à la maladie mentale et au VIH font l’objet d’une analyse structurelle plus vaste fondée sur les droits humains, les iniquités sociales et la diversité intersectionnelle (Parker et Aggleton, 2003; Pescosolido et al., 2010). Une perspective structurelle de la stigmatisation de l’usage de substances pourrait être limitée, car les méfaits subis par une personne en lien avec son usage de substances sont encore fréquemment considérés comme relevant de son choix personnel. Dans le contexte politique actuel du néolibéralisme, les choix individuels et la responsabilité personnelle sont primordiaux. Les gens sont censés adopter des modes de vie « sains » (bien manger, faire régulièrement de l’exercice, limiter l’alcool et les autres drogues ou s’en abstenir complètement), sans quoi ils sont souvent blâmés et stigmatisés. Cette perspective réductionniste du contrôle social reflète un fonctionnement du pouvoir qui insiste sur la conformité aux normes pour maintenir une main-d’œuvre en bonne santé au service du capitalisme.

Si les problèmes d’usage de substances sont vraiment envisagés sous l’angle de la santé/maladie mentale, pourquoi continuons-nous à blâmer et à punir les gens pour leurs « mauvais choix » et leurs « mauvis comportements »? Y aurait-il une autre façon de réfléchir à l’usage de substances? Ma thèse de doctorat portait sur le rétablissement et sur la stigmatisation de l’usage de substances dans les communautés rurales. J’emploie l’expression « problèmes d’usage de substances » pour désigner les problèmes sociaux, économiques et/ou juridiques résultant de la consommation d’alcool et d’autres drogues, et j’évite les mots comme « toxicomanie » ou « trouble de consommation de substances », qui peuvent renforcer la stigmatisation. Comme nous le savons, le langage est crucial, surtout que l’usage de substances et la stigmatisation s’inscrivent dans des continuums complexes. Selon une constatation, les personnes ayant des problèmes d’usage de substances endurent des pertes monumentales sur le plan du logement, de l’emploi, de l’instruction, des transports, de la famille, des amis, de la santé physique et mentale, de la dignité, du respect et de l’identité. Cela soulève une question évidente : pourquoi? Pourquoi les personnes ayant des problèmes d’usage de substances doivent-elles perdre autant de choses? Peut-être parce que les structures et les systèmes sociaux, économiques et politiques sont établis de manière à empêcher les gens de subvenir à leurs besoins fondamentaux. Il importe d’envisager la stigmatisation de l’usage de substances comme une forme de violence structurelle où la répartition inéquitable des ressources porte préjudice aux populations déjà marginalisées – un préjudice qui est évitable (Farmer et al., 2006; Parker, 2012).

Cela dit, toutes les personnes ayant des problèmes d’usage de substances ne subissent pas de pertes, de préjudices et de stigmatisation au même degré, et toutes les personnes qui consomment n’ont pas nécessairement un usage problématique de substances ou un trouble de consommation de substances. Les processus de stigmatisation dépendent souvent de la personne, de la substance et du contexte (Room, 2005). Par exemple, les groupes racisés qui consomment du crack sont plus stigmatisés que les Blancs de la classe supérieure qui consomment de la cocaïne en poudre (Ahern et al., 2007); la consommation de drogues injectables est plus stigmatisée que la consommation de drogues non injectables (Luoma et al., 2007); et le crack est plus stigmatisé que d’autres substances illicites (da Silveira et al., 2018). La stigmatisation de l’usage de substances doit donc être appréhendée comme un construit socioculturel qui privilégie les normes de la classe moyenne blanche et qui alimente les inégalités sociales. Une analyse intersectionnelle de la stigmatisation de l’usage de substances est nécessaire pour mieux comprendre la complexité des interactions entre les diverses identités sociales, les différents niveaux de stigmatisation et les divers types, quantités, fréquences et méthodes d’usage de substances.

Le cadre conceptuel que j’ai élaboré est fondé sur un modèle intégré de la stigmatisation de l’usage de substances qui fait le lien entre la violence structurelle, le contrôle social et l’intersectionnalité. La violence structurelle opprime la société à partir du sommet de la pyramide au moyen de politiques sociales, économiques et gouvernementales, tandis que les convictions personnelles et publiques selon lesquelles la stigmatisation est une bonne méthode de contrôle social sont alimentées à partir de la base. Ces forces mutuellement constitutives créent une stigmatisation de l’usage de substances qui imprègne la société au carrefour complexe des identités.

Il peut être utile de réfléchir à la stigmatisation de l’usage de substances à l’aide de ce modèle théorique pour promouvoir des études axées sur les iniquités structurelles et les droits humains et non pas sur le blâme, les déficiences et la responsabilité individuels. Des politiques publiques élaborées à partir d’une analyse structurelle de la stigmatisation de l’usage de substances pourraient avoir moins tendance à criminaliser et à pénaliser les personnes ayant des problèmes d’usage de substances, et être plus enclines à appuyer le financement accru et la répartition équitable des ressources et des services. Une perspective structurelle remet aussi en cause l’inaction des politiques, qui fait que les besoins des personnes stigmatisées en raison de leur usage de substances sont souvent négligés (Link et Hatzenbuehler, 2016). Le saut théorique d’une perspective individuelle à une perspective structurelle dans la recherche et l’élaboration des politiques pourrait réduire le nombre d’interventions pratiques qui visent à changer les comportements d’usage de substances des gens et/ou qui leur apprennent à composer avec leurs expériences de stigmatisation, et faire augmenter le nombre d’interventions qui visent à changer les systèmes et les structures dans lesquels la stigmatisation existe. À terme, c’est notre interprétation de la stigmatisation de l’usage de substances qui déterminera comment nous interviendrons.


Références

 

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Bielenberg, J. A Systematic Review of Stigma Interventions for Addiction Treatment Providers, 2018 (publication no 10270316). Thèse de doctorat soutenue par l’auteure à l’Université de Palo Alto. ProQuest Dissertations & Theses Global. https://search.proquest.com/openview/28ef74a321373e1a6a9de13a0d2df354/1?pq-origsite=gscholar&cbl=18750&diss=y

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da Silveira, P.S., A.L.M. Casela, É.P. Monteiro, G.C.L. Ferreira, J.V.T. de Freitas, N.M. Machado, A.R. Noto et T.M. Ronzani. « Psychosocial understanding of self-stigma among people who seek treatment for drug addiction », Stigma and Health, vol. 3, no 1 (2018), p. 42–52.

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Les points de vue exprimés dans le Blogue CRUS sont ceux des auteurs and ne sont pas nécessairement ceux de l’Association canadienne de santé publique. 

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